Chapitre VI
Macao, l’une des plus vieilles colonies européennes du monde, puisqu’elle avait été accordée, voilà quatre siècles, par l’Empereur de Chine, aux Portugais, comme récompense à ceux-ci, qui avaient anéanti les pirates infestant la baie et ses archipels, Macao donc resplendissait ce jour-là sous le soleil, toute blanche sur son éperon rocheux.
Ce fut donc dans une ville en pleine animation que Bob Morane, après une traversée sans histoire de la baie parsemée de jonques et mouchetée d’îlots rocheux, débarqua cet après-midi-là.
Quand il quitta le petit vapeur qui, en trois heures, l’avait mené de Hong-Kong à Macao, il demeura un moment immobile sur le quai. Il contempla la ville dominée par son vieux fort et par sa cathédrale à arcades, à l’assaut desquels semblaient monter les maisons claires à fresques de faïence et aux toits comme vernis. Telle quelle, Macao faisait songer à une petite ville de province portugaise. Avec, bien sûr, une assez forte teinture asiatique. Rien ne semblait faire deviner que là se cachait l’énigmatique Monsieur Wan, l’homme qui faisait trembler sous sa coupe toute l’Asie du sud-est et les mers qui l’environnent.
Après les rapides formalités douanières, Bob héla un pousse et se fit conduire directement au Grand Hôtel, où il avait retenu une chambre par téléphone.
Après avoir défait sa valise, il passa le reste de l’après-midi à flâner à travers la ville, afin d’en étudier la topographie, de prendre l’air du pays. Il passa également à la banque pour monnayer quelques chèques d’un des carnets que lui avait remis John Crance.
Au soir tombant, Morane se rendit dans un restaurant chinois et y dîna. Quand il eut terminé son repas, il était près de neuf heures du soir. Il jugea qu’il était temps de se rendre au Tigre Enchanté afin de tenter sa chance au fantan, mais surtout pour essayer d’y découvrir l’extrémité du fil d’Ariane, si celui-ci existait, qui le mènerait jusqu’à l’Empereur de Macao.
Après avoir regagné sa chambre, au Grand Hôtel, pour y prendre le Lüger de l’inspecteur Crance, Bob appela un taxi, piloté par un petit Portugais alerte, à la moustache coquettement calamistrée, auquel il demanda de le conduire au Tigre Enchanté.
Le taxi roulait depuis quelques minutes à peine, quand le chauffeur se retourna vers Bob pour dire :
— Le Tigre Enchanté ? Vous avez trop d’argent, senhor ?
Morane se mit à rire doucement.
— Trop d’argent ? Personne de nos jours n’est dans ce cas, à ma connaissance.
— Alors, pourquoi vous rendre au Tigre Enchanté ?
— Je suis ici en touriste, expliqua Bob. On m’a dit que le Tigre Enchanté était la maison de jeu la plus… typique de l’endroit. Alors comme je puis, malgré tout, me permettre de perdre quelques dollars…
Le chauffeur dodelina de la tête.
— N’empêche que le Tigre Enchanté est un sale endroit. Il s’y passe de drôles de choses.
— À Hong-Kong, dit Bob d’une voix qu’il voulait à dessein indifférente, on m’a vaguement parlé de ce Tigre Enchanté. Son propriétaire serait un certain Monsieur Wan…
Il y eut un moment de silence, puis le chauffeur dit :
— Je ne sais si le Tigre Enchanté appartient à ce Monsieur Wan. Pour tout vous dire, cela ne me paraît pas impossible, si le Monsieur Wan en question existe bien sûr. On en parle assez bien à voix basse dans la région. Pourtant, il ne semble pas que jamais personne l’ait rencontré. Peut-être même ce Monsieur Wan appartient-il simplement à la légende… Mais laissez-moi vous donner un conseil, senhor. Autant que possible, ne prononcez pas son nom, qu’il existe ou pas. Cela pourrait vous apporter de sérieux ennuis.
Morane jugea inutile d’insister. Il ne voulait pas éveiller la méfiance du Portugais. Celui-ci pouvait posséder des accointances avec la bande de l’Empereur de Macao, et Bob ne tenait pas à être découvert avant même d’avoir commencé son enquête.
* * *
Le Tigre Enchanté était situé non loin du port, en bordure du quartier des entrepôts, dans une ruelle assez étroite. Seule, une enseigne lumineuse portant la mention El Tigre Enchantado casa do jogo, indiquait son emplacement.
Morane descendit du taxi et paya le chauffeur. Il poussa une porte basse et pénétra dans un couloir éclairé seulement par quelques lanternes chinoises.
Tout en longeant le couloir Bob souriait. « Allons, pensait-il, me voilà dans l’antre d’un tigre qui pourrait bien ne pas être aussi enchanté qu’on veut bien le dire… »
Arrivé au bout du couloir, il lui fallut franchir un passage en quinconce, barré par plusieurs tentures de soie épaisse. Il déboucha dans une vaste salle encombrée de tables, autour desquelles se pressait tout un monde affairé, aux visages anxieux sur lesquels l’appréhension et l’espoir se lisaient à la fois. À chaque table, un Chinois flegmatique assis avec, devant lui, une pile de boutons nacre. À chaque partie, il renversait une petite coupe sur ce tas et, tirant la coupe à lui, isolait ainsi un certain nombre de boutons, qu’il se mettait à compter quatre par quatre à l’aide d’une longue baguette d’ivoire. Au centre de la table se trouvait dessiné un carré divisé en quatre cases, portant chacune les enjeux. Selon que, à la fin de l’opération, restait un, deux, trois ou quatre boutons de ceux isolés tout d’abord par le croupier, la case dont le numéro correspondait au nombre de ces boutons gagnait. Les joueurs heureux touchaient ainsi un, deux, trois ou quatre fois leur mise. C’était là le jeu de fantan tel qu’il se pratique à Macao. Une ouverture carrée dans le plafond permettait aux occupants de l’étage supérieur de suivre le jeu, et même d’y participer. Des assistants prenaient les mises et les descendaient dans de petits paniers vers les tables. Ils remontaient les gains de la même façon.
L’entrée de Morane semblait être passée totalement inaperçue des joueurs absorbés par leur passion. Un moment, Bob était demeuré indécis à l’entrée de la salle. Il ne savait pas par quel bout prendre la situation. S’il devait s’en rapporter aux renseignements de l’inspecteur Crance, il se savait dans un des antres de l’Empereur de Macao. Et il n’ignorait pas que, dans ce cas, le danger était partout autour de lui et qu’à n’importe quel moment il pouvait se manifester. Sous sa veste, Bob sentait le corps dur et rassurant du Lüger glissant dans sa ceinture.
Cependant, cela ne lui donnait pas moyen d’agir. Tant que Monsieur Wan et ses hommes ne donneraient signe de vie, il serait forcé de rester lui-même dans l’attente.
Morane n’était pas homme à demeurer longtemps dans l’inaction. Il se souvenait du populaire « Si tu viens pas à Lagardère, Lagardère ira à toi ».
Puisque Monsieur Wan ne semblait pas venir à lui, il irait à Monsieur Wan. En un mot, il prendrait le taureau par les cornes.
Bob s’était approché d’une des tables. Puisant dans l’argent de l’inspecteur Crance, il commença à miser. Au bout d’un moment, il avait perdu déjà une somme assez rondelette : quelques centaines de dollars de Hong-Kong. C’est alors qu’il décida d’agir. S’adressant au croupier, il dit à haute voix :
— C’est une honte ! Ce jeu est truqué… Vous trichez…
Les joueurs qui entouraient la table, presque tous les Chinois, se détournèrent du jeu et se mirent à parler entre eux avec animation. Certains lançaient des invectives à Morane qui, sans paraître le moins du monde impressionné, répétait, toujours à l’adresse du croupier :
— Je vous ai vu tricher. C’est une honte ! J’exige qu’on me rembourse l’argent perdu, sinon je m’adresserai à la police !
Le brouhaha avait maintenant gagné les autres tables. Tous les yeux étaient braqués sur Bob. L’hostilité montait. Deux hommes fendirent la foule. Deux gigantesques Chinois obèses et vêtus de complets de toile blanche. Leurs crânes rasés et leurs cous épais, ainsi que leurs oreilles et leurs nez déformés, indiquaient des lutteurs de profession.
« Aïe ! pensa Morane, voilà l’artillerie lourde de la maison qui vient me demander des comptes… » Les deux colosses s’immobilisèrent à moins de deux mètres de lui. L’un d’eux demanda en anglais, d’une voix suave, démentie par l’éclat cruel de ses petits yeux bridés :
— Notre honorable client aurait-il à se plaindre ?
Bob s’entêta à répondre d’un ton hargneux :
— Le croupier a triché… Je l’ai vu… On m’a volé dans cette maison… J’exige qu’on me rende mon argent.
Aucun des deux lutteurs ne sembla réellement touché par ces paroles. Celui qui avait parlé tout d’abord dit encore :
— Notre honorable client se trompe. On ne triche pas au Tigre Enchanté.
— Tigre Enchanté… Tigre Enchanté, ricana Morane. S’il y a quelque chose d’enchanté ici, c’est la façon dont on réussit à subtiliser l’argent des joueurs. Une fée ne ferait pas mieux avec sa baguette magique. Vous l’avez dit, la maison est bien enchantée.
Il changea soudain de ton, et ce fut posément qu’il continua :
— J’exige qu’on me rembourse, vous m’entendez ! Menez-moi devant le directeur.
À sa grande surprise, le premier lutteur s’inclina.
— Ce sera comme notre honorable client voudra, dit-il. S’il daigne nous suivre…
Déjà, les joueurs semblaient avoir oublié l’incident et s’étaient détournés, repris par leur démon. Bob emboîta le pas aux deux géants qui se dirigèrent vers un coin de la salle. Ils soulevèrent une tenture démasquant une petite porte qui s’ouvrit sur un étroit escalier de ciment s’enfonçant dans le sol. Le premier lutteur dit à l’adresse de Morane :
— Que notre honorable client veuille bien me suivre.
Il s’engagea dans l’escalier et Morane le suivit, suivi à son tour par le second lutteur.
Au bout d’une vingtaine de marches, l’escalier aboutit à une galerie éclairée par quelques lampes électriques. Continuant à suivre son guide, Morane se demandait, non sans inquiétude, où on le conduisait. Cela pouvait être auprès du directeur de l’établissement, bien sûr, mais aussi dans quelque cave, où on lui réserverait une petite séance d’un divertissement choisi. Afin de le faire sans doute changer d’avis sur l’honnêteté de l’honorable maison de jeu du Tigre Enchanté.
Au bout du passage, une seconde porte se révéla. Le premier lutteur y frappa, suivant un signal convenu et, de derrière le battant, une voix cria :
— Entrez.
Le colosse ouvrit la porte et s’effaça pour laisser entrer Morane dans un bureau étroit, meublé à la mode lusitanienne et où, derrière une table de travail, un homme mince, entre deux âges, visiblement un sang-mêlé, était assis.
Derrière Bob, la porte s’était refermée sur les deux lutteurs qui étaient entrés à leur tour. Le géant qui, tout à l’heure, avait parlé le premier, se mit à baragouiner rapidement, en chinois. Quand il eut terminé, le sang-mêlé se tourna vers Bob.
— Ainsi, fit-il, l’honorable gentleman accuse notre maison de tricher et de voler sa clientèle ?
La voix était grinçante et contenait une évidente menace, mais Bob en avait pourtant vu d’autres, et il ne parut pas un seul instant intimidé.
— Votre croupier a triché, dit-il. J’exige que vous me rendiez l’argent que je viens de perdre.
Pas un trait du visage du sang-mêlé ne bougea :
— Et si nous refusons de vous rembourser ? interrogea-t-il.
— Dans ce cas, je n’hésiterai pas à aller me plaindre à la police.
Cette fois, un sourire moqueur apparut sur le visage de l’homme maigre.
— La police, fit-il. Peut-être notre honorable client ignore-t-il que la direction du Tigre Enchanté y possède beaucoup d’amis.
Morane s’attendait bien un peu à cette déclaration. Si le Tigre Enchanté appartenait à l’Empereur de Macao, il n’était pas étonnant que l’homme assis de l’autre côté de la table possédât des complicités parmi les autorités de la colonie.
— Puisque vous avez des amis dans la police, fit Bob, je ferai alors appel à mon consul. Je possède un certain poids dans mon pays, et son représentant ici à Macao n’hésitera pas à m’aider, qu’il s’agisse de jeu ou non.
Le métis ne souriait plus. D’un index à l’ongle en pointe, il se gratta l’aile du nez.
— Votre consul, n’est-ce pas ?… Eh bien, je vais vous prouver que votre serviteur, Joao Tseu, est honnête homme et qu’il désire éviter les ennuis. Vous dites que mon croupier a triché. Vous vous trompez, mais comme, sans doute, je ne pourrai vous en faire démordre, je vais vous rembourser ce que vous avez perdu. Il suffit que vous m’en indiquiez la somme exacte.
Morane se sentit déçu. Ce métis était là chez lui, avec comme gardes du corps deux hommes capables de le mettre, lui Morane, sérieusement en danger. En outre, Bob ne possédait pas la moindre preuve que le croupier eût triché. Pourtant son interlocuteur acceptait de rembourser l’argent perdu. C’était trop beau pour être vrai… Trop beau ?… Voire… Morane avait déclenché toute cette histoire pour obtenir la bagarre et, peut-être, arriver à savoir, à la faveur du désordre, qui tirait les ficelles au Tigre Enchanté. Au lieu de cela, on se mettait à plat ventre devant lui. Au fond de lui-même pourtant, Bob ne croyait pas que les choses s’arrangeraient aussi facilement. Pour le moment, le métis semblait conciliant, mais il était probable que bientôt il changerait de tactique.
— J’ai perdu exactement quatre cent vingt-cinq dollars de Hong-Kong, dit Bob.
Joao Tseu ouvrit un tiroir et en tira une liasse de billets. Il compta quatre cent vingt-cinq dollars, qu’il posa sur la table, devant Morane, en disant :
— Prenez cet argent. Et, surtout ne remettez plus jamais les pieds dans mon honorable établissement.
Bob eut un instant d’hésitation, puis il se décida à prendre l’argent et à l’empocher.
— Notre entrevue se termine ici, dit encore Tseu d’une voix froide.
Les deux lutteurs s’étaient écartés. Morane marcha vers la porte, la franchit, suivit le couloir et regagna la salle de jeu. Trente secondes plus tard, il se retrouvait dans la rue, seul et désemparé. Pas pour longtemps. Puisqu’il avait échoué au Tigre Enchanté, il allait se tourner vers ce magasin d’antiquaire, tenu par un certain Ma-Boon-Ma et qui, toujours selon l’inspecteur Crance, était le second point de départ pour son enquête.
Morane chercha un taxi ou un pousse-pousse. N’en trouvant pas, il se mit à marcher le long des ruelles, à la recherche de la boutique d’antiquités du Trésor des Sages.